André Cadere

Six barres de bois rond. 1975. Bois peint. 120 cm Diamètre : 10 cm. MNAM, Paris


André Cadere (Andrei Cădere) est un artiste roumain né en 1934 à Varsovie où son père était ambassadeur. Il a commencé à travailler en Roumanie et ne s'est installé à Paris qu'en 1967, lorsque son père a du s'y réfugier après cinq ans d'emprisonnement. Mêlé à l'effervescence des milieux du lettrisme et de l'art conceptuel, il a tout d'abord tâté de la tendance op art. C'est un 1970 qu'il mettra au point le procédé qui lui a valu sa notoriété.



Sa "barre de bois rond" est composée de segments cylindriques monochromes dont la hauteur égale le diamètre.
Cadere emploie uniquement les couleurs primaires et secondaires ainsi que le noir et le blanc, n'en utilisant que de 3 à 7 pour chaque "barre de bois rond".
Une barre peut compter d’une dizaine à une cinquantaine de segments dont les couleurs sont distribuées selon une règle qui est enfreinte une fois, donnant à chaque barre sa singularité.
La taille des "barres de bois ronds" est très variable, allant de la baguette de chef d'orchestre à la bricola pour gondole.

Il peut aller et venir où il veut avec cette œuvre transportable, la porter sur son épaule à la façon d'un peintre avec son échelle, la dissimuler sous son manteau, l'exposer dans la vitrine d'une boulangerie ou la poser négligemment contre le mur d'une galerie qui expose un autre artiste. Ses promenades programmées sont annoncées comme des expositions. Des photographies témoignent de ces nombreuses mises en situation.




André Cadere dans une rue de Paris avec une barre de bois rond. c. 1970




Il faut considérer ces « barres en bois rond » comme de véritables objets transitionnels, servant, avant tout, de prétexte à l’engagement de discussions et d’une réflexion autour du statut et du fonctionnement social de l’art. Cadere laisse l’image de l’un des artistes les plus intransigeants des années 1970, à l’influence sans cesse grandissante. D’un art qui est partout à sa place pour ne l’être jamais vraiment nulle part, les barres en bois rond donnent le très singulier exemple. Michel Gauthier


André Cadere dans un vernissage avec une barre de bois rond, 1974-1975.
Photographie de Jacques Charlier




Enigmatique entre tous, d'autant que la mort a prématurément effacé sa silhouette familière, André Cadere s'est promené, dans les vernissages, pendant des années, muni d'un grand bâton fait d'anneaux multicolores. Ce bâton était un passager clandestin dans les expositions où Cadere se rendait. Parfois le bâton, pourtant voyant, passait inaperçu (l'artiste pouvait aussi bien l'abandonner subrepticement dans un coin), d'autres fois il provoquait un scandale. Cadere fut expulsé d'un vernissage sous prétexte d'une loi interdisant l'introduction des parapluies dans les musées. Dans tous les cas, le bâton intervenait comme révélateur des conditions nécessaires à la vision de l’œuvre d'art : critères permettant de repérer l'objet en tant qu’œuvre d'art, cadre social parfois répressif, etc.., à condition de se dérober lui-même en permanence à ces conditions. (Catherine Millet, "L'art contemporain en France", 1987)




Cadere a mis au point une méthode qui fait de lui un des plus redoutables représentants de l'art contemporain.



Vocabulaire. Il nomme ses baguettes ou ses bâtons des "barres de bois rond", opposant à leur banalité formelle (rayures de Buren, aplats de Klein) une singularité sémantique.

Règles. Les couleurs appliquées sur le bâton obéissent à des règles strictes (ce qui élimine la subjectivité, le goût) perturbées par une irrégularité. L'irrégularité ne peut en effet exister sans règles à enfreindre, à l'image de l'art contemporain lui-même, face aux institutions qui le produisent. Sans elles, il serait vraiment le rien auquel il tend tout en refusant de l'être tout à fait.

Obscurité. Un simple bâton de bois rond constitué de segments colorés dont le diamètre est égal à la hauteur. Une erreur est systématiquement intégrée dans la succession « permutante » suivant une certaine logique mathématique, des segments colorés composant la barre ; elle se produit rigoureusement lorsque deux segments sont inversés.
Personne ne cherche à comprendre ce système qui présente sans doute peu d'intérêt, car l'essentiel est qu'il existe comme structure permettant des défaillances, défaillances qui se produisent "rigoureusement".

Possibilité de variations, même infimes. C'est la répétition obsessionnelle qui métamorphose en art contemporain une manie. On ne conçoit pas une œuvre unique d'art contemporain : isolée, elle serait dépourvue de sens. Ce n'est évidemment pas le cas avec les autres arts ; si l'on trouve à Schöppingen un retable dont on ne connaît pas l'auteur, on nomme celui-ci "le maître du retable de Schöppingen", tandis qu'un pot de fleurs exposé ne tire sa dimension artistique que de la personnalité de Jean-Pierre Raynaud. L'anonyme n'est artiste que par son retable quand le pot de fleur n'est art que par son auteur.




André Cadere et sa barre de bois rond en compagnie d'Isa Genzken, Benjamin Buchloh, Marcel Broodthaers,
Maria Gillisen et un inconnu (peut-être Joost Zootemelk), Bruxelles, 1974.
Photographie : courtesy of Herbert Foundation, Ghent courtesy of Herbert Foundation, Ghent/Public Domain




Une des forces de Cadere, c'était de tirer une puissance du fait de se faire virer : se faire virer des expositions des autres parce que la seule présence du bâton qu'il portait partout avec lui et qu'il "oubliait" parfois dans une galerie parasitait l’œuvre officiellement exposée, comme si, par cette présence, il en prenait possession et se muait en méta-auteur (on pense évidemment aux légendes dans lesquels des saints chassent le paganisme d'un territoire en y plantant un bâton ou à la hampe du drapeau fichée en terre pour marquer la prise de possession)  ; se faire virer de la Documenta de Kassel, ce qui est son chef d’œuvre et l'a à tout jamais associé à cette foire dans laquelle, comme vous ou moi, il n'a tout compte fait jamais exposé.


Le Gac et moi étions invités à la Documenta de Kassel, Cadere ne l'était pas. Et Jacques Caumont, qui était proche de nous et qui participait à la préparation de l'exposition, lui dit : "C'est dommage que tu ne sois pas invité, alors on va faire un truc... Tu vas devenir le marcheur de Kassel. Tu vas aller à pied de Paris à Kassel, je vais te filmer au départ et à l'arrivée, tu enverras des lettres tous les cent kilomètres et, comme ça, tu seras à la Documenta." Le Gac et moi devions servir plus ou moins de garants. Cadere était partant, mais on s'est dit : C'est vraiment dégoûtant, il est invité à condition de souffrir physiquement, en plus ce n'est même pas une idée de lui, on va plutôt monter un coup... On va dire qu'il a marché, et en fait il ne marchera pas. Donc on s'est arrangé pour que des lettres arrivent régulièrement à Caumont, et puis Cadere lui a envoyé un télégramme, disant : "Le marcheur de Kassel arrive par le train de telle heure". C'était deux jours avant le vernissage, Cadere arrive et va voir Szeemann, sans doute assez peu au courant de l'histoire, qui lui dit: "Tu n'as pas marché, rentre chez toi". C'est un bon exemple de la cruauté du monde artistique, il n'était accepté qu'à condition qu'il souffre, qu'il aille vraiment en pèlerinage, supplier, en quelque sorte, d'exposer...  Boltanski, Christian, Grenier, Catherine. La vie possible de Christian Boltanski. 

Dans cette perspective, la barre de bois rond était assimilée à un simple bâton de pélerin et le voyage de Cadere faisait écho à celui qu'avait fait son compatriote Brancusi lorsqu'il était venu à pied de Roumanie à Paris. Ayant eu vent de la supercherie, le commissaire de la Documenta de Kassel (1972) Harald Szeemann fit placarder sur les portes "on ne veut plus du marcheur de Kassel", et Cadere réalisa son œuvre habituelle, déambulant dans la Documenta, sa barre de bois rond à la main.



Le papier sur lequel est imprimé ce texte est à jeter, 1972. Galerie Hervé Bize, Nancy.
Le succès de la barre de bois rond a malheureusement éclipsé les très nombreux
autres travaux de Cadere.  



Considérant que les conditions d'exposition restent l'apanage quasi exclusif des institutions culturelles ou commerciales en place, Cadere se proposait d'en perturber le fonctionnement par une présentation quotidienne et non exclusive de son travail en tous lieux et circonstances... Un travail rigoureusement identique peut donc être présenté, en toute indépendance, tant dans le métro qu'au cours d'un vernissage mondain, suscitant selon le cas curiosité ou malaise. (Bernard Marcélis in + - 0Cadere, octobre 1978)




Pour aller plus loin :




Galerie Hervé Bize


Un article de Roxane Azimi


Cadere sur Art Wiki


Un entretien avec le Philosophe René Denizot qui a bien connu Cadere





De nombreux jeunes artistes ont rendu hommage à André Cadere à travers leurs oeuvres :


Gavin Turk : Les bikes de bois rond
Sâadane Afif, Benjamin Bichard, Abraham Cruzvillegas, Gary Webb
Emilo Lopez-Menchero : Qui barre démarre


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